Sentier concerté
Création spontanée et progressive d'un itinéraire de randonnée, dont la direction et la couleur du balisage changent au gré des personnes rencontrées en chemin.
balisage du 26 au 30 septembre - découverte du sentier le 2 octobre 2005 de 10h à 13h
Un bon casse-croûte au fond du sac, les pinceaux et les tubes de peintures par dessus, le nuancier dans une main, le dictaphone dans l'autre, me voilà lancé sur les routes.
Point de départ : le village de Chameroy. C'est là que rendez-vous est donné, dimanche à dix heures, à tous ceux qui voudront suivre la visite guidée et commentée du nouvel itinéraire.
Reste à l'inventer.
La première personne que je vois, c'est la tenancière du petit tabac au centre du village. Josette Jayet choisit le rouge primaire pour que ce soit bien voyant, et m'autorise à décorer sa gouttière en souvenir de notre rencontre. Son mari Roger a travaillé à l'ONF, il choisit un vert feuille, pour donner du contraste, et il m'envoie vers le grand tilleul d'où l'on voit tout le pays.
Pas le temps d'y aller car voici la voisine, Ginette Richard, qui m'emmène voir son jardin ; elle n'aime pas l'hiver et c'est pourquoi elle choisit un vert printemps. Son fils vit à Strasbourg. Elle n'est jamais allée le voir.
Quelques pas plus loin, Pascal Somont m'envoie vers un chemin qui monte après le vieux moulin et s'arrête au milieu des champs. C'est là qu'il a vu des marcassins la semaine dernière. Faut être patient ! Il ne vient ici que le week-end. Il choisit un blanc et un bleu foncé. Aucun problème pour décorer la boîte aux lettres de sa mère, celle du beau-père par contre, pas question d'y toucher.
Avant d'arriver au vieux moulin, je croise David Lemoine en train de bricoler dans son four à pain. Je décline la cigarette qu'il m'offre et j'accepte la bière. David a commencé à fumer depuis qu'il est responsable du rayon fruits et légumes au Leclerc de Saint-Geosmes. C'est stressant ! Parce que tu sais jamais ce que les gens vont acheter le lendemain. Un jour ils vont tous acheter du chou-fleur, le lendemain t'en recommandes, tu te retrouves avec trente caisses de choux-fleurs, et tout le monde va acheter du brocoli. Et tu comprends pas pourquoi. T'es obligé de casser les prix. David choisit le violet parce que ça flashe bien, qu'il dit, c'est un peu la vie dans le sens speed, rapide, et le noir parce que c'est l'opposé. Parce qu'il a deux faces, David. Il me conseille d'aller voir le vieux Suisse qui vit seul avec ses vingt chats à la sortie du village. À quatre vingt six balais, le Suisse, le matin quand il passe au village il chante la tyrolienne.
Le monde est trop grand pour rentrer dans une seule tête, me dit le vieux Suisse, qui s'appelle Paul Clement et qui me fait entrer dans sa cuisine. Alors... il vaut mieux que ma tête elle rentre dans le monde ! Il se souvient du temps où il était apprenti ramoneur, le patron n'a pas voulu le garder, après il y a eu la guerre. Il n'a jamais pu rester longtemps dans un endroit. Il a travaillé, gagné de l'argent, il n'a jamais su le garder. Mais il a toujours eu de la chance. Il se demande bien pourquoi il a toujours eu de la chance. Peut-être parce qu'il est un homme chanceux, tout simplement. Paul Clement choisit le jaune clair parce que c'est la couleur de sa chance, et puis l'orange. Si l'on continue par le chemin qui passe devant sa maison on arrive dans la forêt. Après la forêt, il ne sait pas.
Dans la forêt, on peut marcher tout droit pendant une heure et demie sans croiser personne. Le tube de jaune est bientôt épuisé, à force de répéter toujours le même balisage. (Le chef des forêts d'Auberive m'a donnée feu vert pour décorer ses arbres.) Enfin on arrive à Rouelles, hameau pittoresque au creux du vallon, cinquante habitants, alors que du le temps de la grande verrerie il y en avait au moins sept cent, me dit Claire, dans la première maison à gauche. La tisane tilleul-cassis-lavande-queue de cerise qu'elle m'offre, c'est actuellement son mélange préféré. Apaisant, désinfectant, diurétique. Dans le bois au fond de son jardin se trouvent les ruines de l'ancienne rue principale. Après négociation, j'ai le droit de faire passer mon chemin sur son terrain, pour faire visiter les ruines. À une condition près : que je dessine ma balise sur un tonneau. Comme ça, quand elle en aura assez des touristes qui traversent son jardin, elle n'aura qu'à le retourner et on n'en parlera plus.